15. Le rapport de l’Ombre
Après quelques jours d’attente dans le repaire de la guilde des voleurs, Amos vit l’Ombre entrer dans ses appartements. Il avança lentement dans sa direction. Le corps de l’Ombre entra en contact avec celui du porteur de masques. Ce dernier comprit immédiatement que son vis-à-vis ne s’exprimait pas avec des mots ; il utilisait une autre forme de communication. L’Ombre fit encore un pas en avant et fusionna son organisme gazeux à l’anatomie d’Amos. À ce moment, tout devint parfaitement clair dans l’esprit du garçon.
L’ombre avait fait son enquête au sein du palais de justice. En prenant la forme de l’un ou de l’autre des employés, d’un objet ou encore d’une statue, il avait entendu des conversations, épié les juges et compris la nature du complot ourdi contre Amos. Comme ce dernier l’avait déjà pressenti, il s’agissait d’une vaste machination dont il n’était que le pion. C’était Seth qui, désirant offrir une armée à Yaune le Purificateur pour conquérir le monde en son nom, avait échafaudé ce plan. Lorsqu’il avait enlevé Forsete, le dieu de la Justice, il savait que les portes de Braha se fermeraient.
Ganhaus, Uriel et Jerik faisaient également partie du complot. Seth espérait naïvement qu’Amos trouverait la clé de Braha et ouvrirait le passage entre les morts et les vivants. Mais Ganhaus, le magistrat, avait maintenant d’autres projets. Il voulait garder la clé de Braha pour lui et devenir une divinité. Voilà pourquoi Jerik suivait Amos pas à pas. Il avait pour mission d’informer Ganhaus de ses moindres déplacements et d’orienter le garçon vers la clé de Braha dès que Forsete, soumis à la torture du dieu serpent, parlerait. Au moment opportun, Uriel l’assassin se serait débarrassé d’Amos pour amener la pomme de lumière, la clé de Braha, à son frère.
Dans toute cette machination où chacun des protagonistes travaillait pour ses propres intérêts, une autre intrigue avait vu le jour. Ce que le dieu serpent n’avait pas prévu non plus, c’est que le baron Samedi, désirant depuis des centaines d’années rétablir l’ordre des dragons sur la Terre, se servirait du plan de Seth à ses propres fins. Depuis la disparition des dragons, le baron accomplissait des tâches divines simples et sans éclat. Les dieux du bien, par pitié, l’avaient consigné à l’administration des différents cimetières du monde et à la gestion des arrivées des morts à Braha. Le dieu déchu avait aidé Seth dans son plan pour faire venir Amos dans la cité des morts. Le baron avait besoin de temps avant la naissance de Kur, le premier de ses nouveaux dragons. Il comptait, en réalité, sur l’échec d’Amos pour se débarrasser de lui. C’était d’une pierre, trois coups ! Il éliminait le porteur de masques en le laissant pourrir dans Braha, envoyait Kur tuer Yaune le Purificateur, le serviteur de Seth sur la Terre, et faisait renaître une nouvelle menace sur le monde. La guerre des dieux était aussi une guerre entre les divinités du mal.
Ayant maintenant terminé son rapport, l’Ombre détacha son corps de celui d’Amos. Arkillon, l’elfe noir, entra à ce moment dans la pièce.
— Alors, es-tu content du travail de l’Ombre ? demanda-t-il au jeune garçon.
— Oui, je suis très content. Mais explique-moi, Arkillon : pourquoi les dieux ne s’affrontent-ils pas directement ? Pourquoi doivent-ils toujours avoir recours aux êtres terrestres ?
— Simple, mon ami ! s’exclama l’elfe en riant. Parce qu’ils sont immortels ! Pour eux, un affrontement direct ne signifie pas grand-chose. Ils ne gagneraient rien à se combattre parce qu’ils sont indestructibles. Pour eux, la Terre est un immense jeu d’échecs où ils jouent une partie sans merci. Ils créent les règles au fil de la partie et chacun désire en sortir vainqueur. D’un côté, il y a le bien, de l’autre, le mal et, entre les deux, sur l’échiquier, il y a nous. Nous les elfes, vous les humains et aussi les dragons, les nains, les gobelins, les fées et toutes les autres créatures de ce monde. Nous sommes tous là à jouer leur jeu, à mener leurs combats, à sacrifier nos vies comme des pions. Ta mission en tant que porteur de masques ne consiste pas à faire gagner l’un ou l’autre ; ta mission, c’est d’arrêter la partie pour que le monde vive en paix !
— Oui… je vois très bien ce que tu veux dire, répondit Amos en appuyant sur chacun de ses mots. Je crois savoir comment rétablir la situation et arrêter cette partie maudite ! Il me faudra de l’aide, j’ai un plan. M’aiderez-vous ?
Arkillon eut un large sourire.
— L’Ombre et moi attendions depuis longtemps un peu de distraction, Ougocil sera également ravi de nous donner un coup de main.
— Approchez-vous, mes amis. Voilà ce que nous allons faire…, commença fièrement Amos.
* *
*
Jerik arriva précipitamment au lieu du rendez-vous. Amos l’attendait près d’un grand monastère, juste à côté de la place publique déserte. Le secrétaire dit nerveusement :
— Mais où étiez-vous ?… Tout le monde vous cherche… disons… depuis quelques jours… Nous… comment dire ?… nous étions très inquiets. Un elfe noir est… est venu me voir pour me dire que vous m’attendiez ici… Mais que se passe-t-il ?
Amos, très calmement, demanda :
— As-tu les dix pièces d’or que l’elfe t’a demandé d’amener ?
— Oui… oui… mais, j’aimerais comprendre… disons…, répondit Jerik en lui tendant la bourse. En quoi… ces dix… en quoi cet argent peut-il vous aider ?
— Merci, fit Amos en souriant. Tu m’as trahi, Jerik. Je connais toute l’histoire maintenant. Je sais que la clé de Braha est une pomme de lumière, je sais que Ganhaus la veut pour lui, je connais les plans de Seth et je sais aussi qu’Uriel attend le moment opportun pour me lancer dans le Styx et m’éliminer. Malheureusement pour toi, tout se termine ici !
— Mais… mais… comment vous pouvez ?… balbutia Jerik.
À ce moment, l’Ombre prit la forme du secrétaire. Il était parfaitement identique et tenait, comme lui, sa tête sous son bras.
— Mais qu’est-ce que… qu’est-ce c’est ? demanda anxieusement Jerik.
— C’est maintenant à moi de jouer ! répondit Amos. Désolé, mais ton rôle dans cette partie est terminé !
Amos prit son élan et, d’un puissant coup de pied, botta dans la tête de Jerik. Celle-ci vola dans les airs et retomba au centre de la place. Le secrétaire, affolé, cria :
— Mais… que se passe-t-il ?… Pourquoi ?…
— Fais bien attention aux morsures ! lança Amos en rigolant.
À cet instant précis, trois chiens noirs à l’allure féroce et aux dents acérées se matérialisèrent sur la place. Amos connaissait cet endroit. C’est là qu’il s’était fait poursuivre, quelque temps auparavant, par ces trois profanateurs de tombe transformés en gardiens à la suite de la malédiction d’un moine. Jerik n’eut pas le temps de prononcer un seul mot que sa tête volait déjà, comme un ballon, entre les pattes de l’un et les crocs de l’autre. Amos se retourna vers l’Ombre et dit :
— Maintenant que tu as l’apparence de Jerik, va au palais et essaye de savoir où se trouve l’arbre de vie de Braha. Seth a sûrement dû faire parler Forsete, le dieu de la Justice. C’est Jerik qui devait m’orienter vers la clé de Braha. Reviens avec ces informations. Moi, à présent, j’ai autre chose à régler.
L’Ombre quitta immédiatement les lieux. Amos, saisissant par la main le corps sans tête de Jerik, prit aussitôt la direction du parc où il avait rencontré Angess. Sans sa tête, la carcasse du secrétaire suivit le garçon sans rechigner. Sur le même banc, Angess attendait toujours Peten, son amoureux. Elle avait encore l’épée de son père qui lui traversait le cou et regardait désespérément de tous les côtés. Son désarroi était palpable et ses yeux, inondés de larmes. Amos, tenant toujours le corps de Jerik, s’approcha d’elle et lui dit :
— Voici Peten, chère Angess ! Je l’ai retrouvé pour vous. L’amour qu’il vous porte, votre séparation et l’idée de ne jamais vous revoir lui ont fait perdre la tête ! Mais c’est bien lui, je vous l’assure !
— Peten ! Peten ! s’écria Angess en explosant de joie, te voilà enfin ! Merci, jeune homme, merci pour tout ! Mon cœur est maintenant libre et mon âme est en paix. Merci encore !
Angess saisit tendrement le corps de Jerik et disparut dans le parc en le cajolant et en le couvrant de baisers.
« Pas mal ! se dit Amos. Il me reste une dernière affaire à régler ! »
Le porteur de masques se dirigea vers la rue que hantait Vincenc, le grand squelette de deux mètres. Arrivé là, il sortit la bourse que lui avait remise Jerik et la lança au géant en disant :
— Prenez, mon ami, voilà de quoi racheter vos os à ce professeur d’anatomie ! J’espère que vous le croiserez bientôt !
Le squelette, sautant de joie, remercia vivement le garçon et courut vers sa demeure pour y cacher l’argent. Amos, content de lui, se frotta les mains en riant. Alors qu’il se retournait pour prendre la direction du repaire des voleurs, il se trouva face à face avec un mur. Regardant autour de lui, le jeune garçon vit que la ville entière avait disparu. En reculant un peu, il comprit qu’il se trouvait maintenant au pied de la grande pyramide de Braha. Comment s’était-il rendu là ? En un clin d’œil, il était passé de la ville à la pyramide. C’était à n’y rien comprendre !
Soudain, devant ses yeux, une puissante lumière vint découper la roche devant lui pour former une porte. De cette porte sortit un ange magnifique. Il avait de très longs cheveux blonds, des yeux verts lumineux, de puissantes ailes blanches et un plastron d’armure recouvert d’or et de pierres précieuses. Sa peau était blanche comme la neige, ses dents parfaitement droites, et son visage n’avait aucune ride. Il était plus grand que le squelette de Vincenc, et ses muscles semblaient surdimensionnés. À la ceinture, il portait une grande épée en cristal. Devant ce personnage éclatant de force et de vigueur, de puissance et de pouvoir, Amos recula de quelques pas. L’ange se planta devant le garçon et lui dit :
— C’est toi qui cherches la clé de Braha ?
— Oui, répondit poliment Amos, c’est moi.
— Eh bien, te voici à la porte qui mène à l’arbre de la vie, poursuivit le guerrier céleste.
— Comment ai-je fait pour venir jusqu’ici ? demanda timidement le garçon.
— Pour arriver jusqu’à cette porte, il n’y a pas de chemin, pas de route et pas de sentier. On n’y arrive que si on le mérite. Il faut d’abord vouloir trouver l’arbre de vie. Ensuite, il faut faire trois bonnes actions, des actions significatives qui procurent la paix et le bonheur aux âmes en détresse. Tu as donné aux chiens du monastère la tête d’un vilain personnage, d’un traître qui méritait bien cette punition. De ce fait, tu as libéré les trois hommes de leur malédiction. Pour trouver le repos, ils devaient punir un autre voleur pour ses mauvaises actions. Grâce à toi, ils reposent maintenant en paix. Tu as aussi trouvé un Peten pour Angess et elle est maintenant heureuse. C’est ta dernière action généreuse envers Vincenc qui t’a propulsé ici, devant moi. Par ta générosité et ton désir de venir en aide aux autres, tu as toi-même trouvé la route qui mène à la divinité.
— Merci bien, mais… que… que dois-je faire maintenant pour entrer ?
— Ton corps est déjà dans la pyramide, répondit l’ange. Techniquement, tu es déjà entré. Pour te redonner vie maintenant, je dois te poser trois énigmes. Trois questions qui auront pour but d’évaluer ta sagesse et ton esprit. Une seule mauvaise réponse constituera ton billet de retour à Braha. Il te sera alors impossible de revenir devant moi. On n’a qu’une chance de devenir un dieu ! Si tu réussis, ton corps te sera rendu et tu devras affronter un autre gardien. Celui-là est un puissant démon qui garde jalousement l’arbre de vie. Il t’imposera lui aussi une épreuve.
— Très bien, fit Amos. Une chose à la fois ! Posez vos questions, je suis prêt.
— Voici la première : qui embrasse le monde entier et ne rencontre personne qui lui ressemble ?
Amos prit quelques secondes pour réfléchir et répondit :
— C’est le soleil ! Il embrasse le monde entier et ne rencontre personne qui lui ressemble.
— Bonne réponse ! s’exclama le gardien. Tu es véritablement de la trempe des dieux, jeune homme. Ma deuxième question maintenant : qui est celle qui nourrit ses petits-enfants et avale les grands ?
— Il s’agit de la mer, dit Amos, certain de lui. Elle nourrit les hommes et avale les grands fleuves.
— Bravo ! Encore une fois, tu me surprends, déclara admirativement l’ange. Ma dernière question : quel est l’arbre à demi noir et à demi blanc ?
Amos se mit à réfléchir sérieusement. Il savait que, dans ce type d’énigme, l’arbre devait sûrement être une métaphore de la vie. Un symbole quelconque. Il pensa à l’arbre de la vie, à l’immortalité et à sa mission de porteur de masques, puis finalement répondit :
— L’arbre qui est à demi noir et à demi blanc est l’âme humaine. Il pousse dans tous les hommes et possède, comme les jours qui passent et se succèdent, un côté blanc relié au bien et un côté noir relié au mal.
— Ta première épreuve est réussie, répondit l’ange. Entre. Je vais réunir ton âme et ton corps afin qu’ils ne forment maintenant plus qu’un.